Parler de musique semble absurde lorsque dans ce domaine ce qui importe n’est pas d’avoir raison, du goût ou bien de la culture, mais plutôt de faire de la musique. Mais, dès que l’esprit créatif est animé par un dégoût politique ou un découragement face à la manière dont l’époque contemporaine agit, la discussion peut avoir lieu d’exister. Il en va ainsi concernant Kelela Mizanekristos.
Des tas de choses ne se font pas oublier. Tout comme son premier album Take Me Apart sorti en 2017, acclamé par la critique – plus encore, salué par Björk et Solange. Tout comme, d’autre part, les violences injustifiées et racistes marquées avec indignation par le meutre de George Floyd en 2020. Les tensions sociales qui ont suivi l’évènement, ainsi que la vie en tant que femme noir queer, lui ont permis d’établir sa vision de l’art brisant les limites. Avec Raven, l’artiste de 39 ans propose la suite de son premier album à travers un RnB hypermoderne mettant le perfectionnisme créatif ainsi que la productivité infatigable sur le dos du capitalisme et de la suprématie blanche.
Originaire du Maryland, Kelela grandit dans une famille immigrée d’Ethiopie et connaît par cœur les récits d’assimilation. Elle découvre grâce à sa mère l’univers du jazz autour de chanteuses comme Natalie Cole et Sarah Vaughan ; du côté de son père c’est plutôt Tracy Chapman. Du haut de ses 5 ans, elle assiste à une représentation de Sarafina!, la comédie musicale sud-africaine lors du soulèvement étudiant de Soweto en 1976, lui faisant découvrir la musique puissante et politique de Miriam Makeba. En outre, Kelela tire ses influences de Whitney Houston et Mariah Carey pour qui elle porte un amour inconsidérable. Cela ne lui empêchera pas, toutefois, de se consacrer à d’autres genres tels que l’emo, la punk ou le grime.
Une musique sensuelle, spirituelle, éternelle… traversée par la tempête
Cette curiosité musicale se fait entendre au défilé des 15 titres de Raven. Produit par Asmara (Asma Maroof de Nguzunguzu), coproduits par LSDXOXO, Bambii et Kaytranada, l’album se laisse guider par le RnB, le 2 step, la dance music et l’art du sound design. À l’écoute, le temps est suspendu et l’auditeur est transporté mais pas prêt d’imaginer que le texte est ouvertement politique. “Missed Call”, “Divorce” ou bien “Holier” livrent les réflexions personnelles de la chanteuse en passant par des métaphores de lutte contre le patriarcat et le racisme. Il en résulte une ambiguïté entre oppression et émancipation qui fait écho à la pochette de l’album.
«L’eau est l’endroit de la renaissance baptismale, et le symbole du sentiment profond de purification que j’ai ressenti en faisant ces chansons. J’étais obsédée par cette thématique de la régénération par l’eau avec ces deux termes qui revenaient ensemble, “far away, washed away”. Mais l’eau peut aussi vous projeter contre les rochers et vous tuer. Vous noyer, vous submerger. Je voulais que cette ambiguïté se voie sur la pochette parce qu’elle s’entend dans la musique. Elle est plus liquide, spacieuse, le coup de pinceau est plus appuyé. C’est un disque plus sombre mais plus libre. Ma catharsis, et la joie d’être arrivée au bout, d’avoir traversé la tempête» confie Kelela à Libération
Pour Kelela, l’industrie musicale concentre tout ce qu’il y a de plus redondant dans sa fonction de produire et de publier à la chaîne. Là, s’y trouve l’héritage du capitalisme qui prône une production à grande échelle, touchant un public toujours plus large afin de faire augmenter les revenus. De son côté, la volonté propre de sa musique aspire plutôt à aider les autres, particulièrement les femmes noires à se détacher des sentiments d’isolement et d’aliénation à leur statut.
«Le syndrome de l’imposteur et le perfectionnisme sont intimement liés. Une manière de faire rentrer les gens de force dans une certaine norme sociale. Les noirs ne sont pas les seules victimes de la culture du suprémacisme blanc. Les blancs également. Mais de mon point de vue, ça a affecté ma manière de créer. C’est pour ça que j’ai refusé de travailler avec des gens de la pop sur ce disque. Vous ne trouverez aucun expert blanc qui serait venu polir mes chansons en bout de chaîne. Je voulais sortir de ce modèle, devenu une tradition dans la musique électronique, des musiciens noirs dont on viendrait faire raffiner les morceaux par des blancs. Ça ne veut pas dire que je ne travaillerai plus jamais comme ça. Mais pour ce disque, il fallait que je réagisse à mon état émotionnel du moment, que je mette à profit ce projet pour dissiper les peurs et me soigner.» (Cf Libération).
Raven est une douce explosion rythmique qui aborde les relations brisées avec sincérité. Depuis 2017, elle ne s’est jamais arrêtée de composer à la recherche d’émotions nouvelles ; persuadée qu’il n’y a rien de plus superficiel que la musique produite par des artistes soucieux de la profondeur mais dépourvus du talent ou de la patience nécessaires pour l’atteindre.
Son engagement critique parvient à rappeler que les oppressions existent sous de nombreuses formes, mais fonctionnent toutes de la même manière. Kelela est une incontournable révélation pour les novices, pour les initiés ce n’est que la référence de velours et de soie de l’élévation.
La chanteuse américaine sera en concert le 8 avril au Trianon, à Paris.