Koché, Collision, Uniqlo, Harris Reed, H&M, … Des défilés de haute couture aux grandes enseignes, les marques s’essaient à l’unisexe, au “genderless”. Son explosion dans la fast fashion questionne, entre faux progressisme et enjeux sociétaux. Alors, prise de position sincère pour coller aux tendances de l’époque, ou simple appât du gain ?
« Être ou ne pas être ? » C’est la question que l’on pourrait se poser pour comprendre les prises de position des marques de fast fashion sur un sujet dit sensible : le genderless.
Aux origines de la mode
Le genre à l’origine de la mode. Dès le Moyen-Âge, pour exacerber disparités sociales et sexuelles, pour distinguer damoiseaux et damoiselles, le vêtement évolue.
L’intérêt ? Pour la sociologue Marie Duru-Bellat auteure de La Tyrannie du Genre, accroître les identités de genre est le principal outil de la domination “masculine”. Le vêtement devient la cage de la femme, ou de tous ceux qui ne sont pas homme : le corset face au pourpoint, le jupon contre le pantalon. Ou l’un, ou l’autre. Au XVIIIème, les hommes font leur relooking. C’est ce que le psychanalyste John Carl Flügel appelle La Grande Renonciation Masculine. Les hommes délaissent les ornements pour des tenues plus sobres et confortables. Les femmes, doivent quant à elles attendre les grands changements du XXème siècle pour gagner en confort et en liberté.
Dans leur conquête, les femmes envahissent un terrain jusqu’alors inexploré : le confortable, la tenue masculine, le « power dress ». Le couturier Paul Poiret sort les femmes du corset. Chanel simplifie la silhouette de la femme. La mode dite “masculine” s’immisce peu à peu dans le dressing féminin. Yves Saint Laurent y invite le costume, et Jean-Paul Gaultier y installe même des collections entièrement unisexes. Mais dans tous ces efforts, la question du genre reste binaire. On différencie homme et femme comme on différencie les sexes. La féminité arrive timidement chez l’homme, et la masculinité prend place chez la femme, sans oublier de la sexualiser.
Genderless : timides premier pas
Pionnières bien sûr, les communautés queer explorent en profondeur les nuances du genre. Mais pour que le discours soit réapproprié et vulgarisé à un plus grand public, il faut attendre les années 60 et les féministes.
En ces temps de révolution sexuelle, on en profite pour parler genre : femme ? homme ? entre les deux ? aucun des deux ? Le genre et ses enjeux interpellent, jusqu’à devenir un fait sociétal. Arrivent alors les termes anglophones “unisex” (maladroitement pour tous les sexes et non les genres), “genderless” (qui n’a pas de genre) ou encore “gender neutral”. Avant d’être un enjeu de style réapproprié par l’industrie du textile, le (non)genre est donc bien un enjeu de société. Dans un gros bond en avant, et grâce au travail des premiers concernés par l’exclusion posée par la binarité des genres, on l’explore aujourd’hui comme un nouveau terrain de jeu et de création.
“Il ne s’agit pas seulement de faire des vêtements de base et dans des couleurs neutres, il s’agit d’une lutte beaucoup plus grande.” – Sandra Mathey Garcia
À coup de silhouettes amples, de coupes oversized, de débats sur les réseaux sociaux, on déconstruit les gardes-robes, du luxe jusqu’au fast fashion, quitte à devenir contre-productif. Pour la Trend Researcher Sandra Mathey-Garcia, “beaucoup de marques genderless tombent parfois dans certains stéréotypes. […] Il ne s’agit pas seulement de faire des vêtements de base et dans des couleurs neutres. Il s’agit d’une lutte beaucoup plus grande.[…] La première chose est d’éduquer les gens à cette lutte, et ensuite, commencer à introduire de vraies pièces genderless, pas seulement de l’oversized« .
Genderless, vraiment ?
Sandra Mathey-Garcia soulève un des mauvais plis de cette mode “genderless” : “Une femme avec un pantalon est déjà quelque chose de normal, mais un homme en jupe, en robe ou en talons … non. Ces vêtements sont considérés comme inhérents aux femmes. Sexualisés et associés aux femmes”.
Selon un rapport Heuritech, les tendances de la saison Printemps-Été 2022 tous genres confondus sont les tailles basses, les imprimés fleuris, la transparence et les découpes.
Pourtant, les collections “genderless” des enseignes de fast-fashion comme H&M, Collision (Asos), Uniqlo ne suivent pas. En magasin et en ligne, elles proposent des coupes droites, amples. Peu de tailles marquées. Aucune courbe. Les couleurs sont des camaïeux de brun, de gris, de vert, de noir. Les pièces sont unies et en coton, en lin, en jersey.
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Toutes les formes et les couleurs connotées sont exclues au lieu d’être déconstruites. La réflexion autour de ces collections semble toujours binaire. Quel que soit son genre, le consommateur continuera de faire son shopping suivant la dichotomie “rayon homme – rayon femme”, en piochant des deux côtés.
Un tour des rayons genderless des grandes enseignes permet aussi un autre constat : même dans une dynamique d’ouverture, la mode n’arrive toujours pas à être inclusive. La silhouette longiligne des collections genderless correspond en fait aux stéréotypes classiques associés à l’androgynie. L’homme y est très mince et élancé, la femme possède des hanches étroites et une poitrine peu développée. Comme si, la fluidité de genre n’était réservée qu’à une certaine morphologie. Avec autant de défauts de fabrication et idéologiques, quel est l’intérêt de ces collections genderless pour les grandes enseignes ?
Genderless, de l’argent dans toutes les poches
“La mode, et a fortiori la fast fashion, ont le capitalisme comme raison d’être”. Pour Alexandra Pizzuto, journaliste mode pour ELLE, l’intérêt des grandes enseignes à intégrer des collections “genderless” est évidemment financier. Effectivement, il existe un véritable marché de la mode “genderless”. Selon une enquête Ifop de 2020, 22% des Français entre 18 et 30 ans ne se sentent “ni homme ni femme”, soit autant de clients potentiels. Aux Etats-Unis, le Bureau of Labor Statistics estime que cette tranche d’âge possède un pouvoir d’achat important, estimé à $360 milliards.
“La fast fashion, a un fonctionnement capitaliste comme raison d’être”
Il existe donc un pool de potentiels acheteurs, et c’est tout ce qui importe d’après Alexandra Pizzuto. Qu’il y ait une véritable demande ou non, le tout est de “créer un effet de nouveauté, un nouveau désir, une nouvelle tendance pour finalement créer de nouvelles envies d’achat”. Même s’il s’agit de “micro-niches de consommateurs”, avoir une collection non-genrée en magasin ou en ligne répond à des exigences d’image ou de référencement. L’inclusivité, la diversité, ces mots-clés font vendre. “Il y a une volonté de surfer sur les questions de société actuelles […] avec à l’émergence, la visibilité d’un groupe de personnes qui étaient jusqu’à présent stigmatisées. »
Autre intérêt moins évident pour les enseignes de fast fashion : faire la même chose pour tout le monde. Pour des enseignes dont le modèle économique repose sur la production de masse, cela semble plutôt pratique.
Ainsi, pour Shein, Primark, Bershka, “d’un point de vue de la chaîne de production, ça fait sens. C’est moins de modèles, c’est de la standardisation.”Quant à l’authenticité de la démarche des grandes enseignes, elle ajoute à titre personnel : “On ne peut pas croire que ces entreprises qui sont dans une recherche de profit ait un engagement progressiste sincère, alors que ces vêtements sont fabriqués par des gens réduits à l’esclavage”.
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Genderless, pour toujours ?
Pour la journaliste Alexandra Pizzuto, la mode genderless « restera à l’état de segment sur un site internet, comme les segments maternity, petite, tall, qui correspondent à des exigences SEO [ndrl: d’optimisation pour les sites internet] pour une micro-niche de consommateurs ».
C’est le constat que fait aussi Aurore, 22 ans, femme trans. Elle, qui avait adopté un dressing genderless au moment de sa transition, se retrouve finalement encore aujourd’hui dans « l’ambivalence de la mode genderless ». Depuis, elle est cliente de marques aux designs amples et épurés, qui cachent « ses formes d’homme et ses formes de femme » (cf. Carhartt, Obey ou Uniqlo). Pourtant en magasin, l’expérience d’Aurore est décevante : « chose simple et pourtant inexistante, il n’existe pas sur le site web Uniqlo de section « genderless ». L’aspect unisexe de leur collection est limité exclusivement à des t-shirts. Ça reste très pauvre. Et bien évidemment cela reste du marketing ».
Le constat de la réappropriation de l’identité et de l’esthétique non-genrée par l’industrie de la fast-fashion est en demie-teinte. Les grandes enseignes s’adaptent, mais l’inclusion et la déconstruction des genres s’arrêtent en vitrine. Les capsules et collections sont bel et bien là, mais la démarche est décousue. Comme c’est le cas pour l’inclusion des tailles, celle des teintes, celle des âges, l’inclusion du large spectre des genres reste superficielle.
Fast fashion non-genrée… une jolie tenue de mauvaise qualité.
Article réalisé avec la participation de Thanya Ockot et Caroline Benjumea.
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[…] Avec l’essor de la fast fashion, de nombreuses marques se sont lancées dans la création de collections unisexes. Toutefois, cette opération soulève des questions complexes. Est-ce un véritable engagement pour l’égalité ou simplement une stratégie marketing ? La réponse à cette question réside dans l’authenticité des créations proposées. Pour une plonger dans le phénomène, consultez cet article ici. […]