Avec « 24 », son nouveau projet produit entre Paris et Atlanta, La Fève vient rendre un hommage brillant et passionné à la Trap music. En nouvel ambassadeur d’une culture révoltée, il continue d’accomplir sa mission : celle de transmettre tout ce que le rap lui a apporté.
À une époque où les stars du rap se font de plus en plus rares, les projets s’enchaînent, s’oublient et les artistes émergents se succèdent à l’infini, difficile de se sentir encore excité à l’idée d’une nouvelle sortie. Pourtant, et malgré une stratégie de promotion toujours aussi minimaliste, on a du mal à se souvenir d’un niveau de hype aussi élevé pour un artiste encore à la limite de l’underground, que celui qui a entouré l’arrivée de « 24 » de La Fève dans nos écouteurs.
La raison principale : deux longues années de prise de recul et de quasi totale discrétion suite au succès rencontré par La Fève après la sortie de son projet ERRR, en décembre 2021. Une mixtape qui l’avait érigé au rang d’icône absolue de la nouvelle génération du Rap francophone.
Et si on avait pu légitimement s’interroger sur la capacité d’un artiste de tout juste 24 ans à répondre à cette bulle d’espérances spéculatives, on a compris dès l’introduction du projet que le défi était largement à sa portée.
Une lettre d’amour à la Trap d’ATL
Ce nouveau projet, La Fève en a dessiné les contours chez lui, à Paris, avec son équipe de toujours, la Walone, dont la présence discrète mais immanquable embellit chaque titre. Mais c’est à Atlanta, temple de la Trap, qu’il l’a matérialisé. Soucieux de créer une oeuvre exigeante et résolument authentique, le jeune rappeur de Fontenay-sous-Bois s’est installé pendant plusieurs semaines au coeur du nouveau berceau du Rap américain, en totale immersion entre les strip clubs historiques de la ville et les studios du légendaire producteur Zaytoven (Gucci Mane, Migos, Young Thug, Future…).
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Ni album, ni mixtape, « 24 » en ressort néanmoins avec l’image d’un projet parfaitement cohérent, infusé à la Trap culture états-unienne. Les références au hip-hop outre-Atlantique s’enchainent au fil des titres. Des hommages aux défunts Lil Keed et Young Dolph à la reprise du mythique refrain Shawty de T-Pain en bonus track. Et la présence sur de nombreux morceaux du projet de Tarik Azzouz (Rick Ross, Lil Wayne, Meek Mill…), le plus américain des beatmakers français, en est un autre symbole tout aussi fort.
« J’étais sous Maybach Music back then maintenant j’pose sur une prod de Tarik comme Rozay » , SUITE.
Bien au-delà du simple jeu des influences et des inspirations, La Fève a créé une oeuvre littéralement made in ATL, poussant la filiation avec le rap américain plus loin qu’aucun rappeur français n’y était parvenu avant lui. On ressent cet héritage dans la direction artistique générale du projet, mais aussi dans ses moindres détails. Le mixage des tracks notamment avec le choix de faire prédominer les instrumentales sur les voix et d’abuser de la saturation des basses ou encore le parti pris d’une esthétique streetcore simple et épurée sur le clip de Loyal en sont autant de témoignages.
Le pari artistique de l’exigence
Fidèle à ce qu’il a toujours partagé jusqu’ici, La Fève nous livre un nouveau projet affranchi de tout compromis. « 24 » se présente comme l’expression la plus pure de sa vision du rap. Celle d’un rap exigeant, technique mais jamais dogmatique. En jouant par exemple intelligemment avec une autotune plus ou moins souveraine selon les morceaux, il préserve l’auditeur d’un parcours d’écoute trop routinier et vient s’inscrire dans l’ADN musicale d’un rap disruptif tourné vers le futur. Alors que dans le même temps, la réunion magistrale d’un flow à très haut débit et d’une maîtrise des placements hors du commun saura séduire la frange la plus old school de son public.
« J’commence à avoir ce que j’convoitais, pourquoi j’suis pas happy ? », OUTRO.
Lyricalement, La Fève conserve ce talent d’équilibriste en s’appropriant le champ lexical de la Trap sans ne jamais pour autant tomber dans le cliché. Les textes de « 24 » reflètent un état d’esprit ambivalent, celui d’un artiste oscillant entre extrême fierté et introspection mélancolique. On est frappé par le contraste qui émane d’un projet à première vue centré sur l’accomplissement d’un rêve artistique et qui accorde pourtant parallèlement une place si importante à la nostalgie. Difficile ne pas y voir là un lien de parenté probablement inconscient avec la musique du duo PNL, experts éternels de ce spleen égotriptique qui va si bien au rap français.
Et si « 24 » remporte son pari de l’exigence, c’est aussi avant tout grâce à ses architectes sonores. La Fève a en effet su s’entourer d’une formidable équipe de producteurs. On y retrouve d’abord ceux qui avaient grandement contribué au succès de ses précédents projets : Lyele et Kosei . Et à leurs côtés, des grands pontes de la Trap music à l’image du canadien FREAKEY! ou de l’américain Zaytoven qu’on évoquait plus haut. Mais aussi deux fiers représentants de la new wave francophone : neophron et rosaliedu38. Un casting ultra complémentaire qui fait sans aucun doute de « 24 » l’un des projets les plus ambitieux et aboutis de l’histoire du rap francophone en terme de composition.$
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Même chose au niveau des featurings puisque le natif de Fontenay-sous-Bois est allé collaboré avec des grands noms comme le britannique Knucks ou l’artiste français Tiakola. Mais surtout, il a montré qu’au-delà de la popularité, c’est la musique qui primerait avec lui. Raison pour laquelle on retrouve également le très niché Zequin et l’américain Yung L.A. sur la tracklist, tous les deux auteurs d’excellentes contributions malgré des fanbases encore relativement réduites.
L’obsession de la transmission
Fils conducteurs d’un projet extrêmement dense, les concept de mission et de destiné sont employés à de nombreuses reprises par La Fève sur « 24 ». Ils lui permettent d’exprimer toute sa fierté à l’égard de sa propre trajectoire, à donner du sens à celle-ci. Et en entretenant cette mythologie quasi divine, il vient s’auto-proclamer Élu d’un mouvement artistique nouveau, en écho à tout l’emballement médiatique des dernières années autour d’une prétendue « new wave ». Un mouvement qui aurait finalement été « mal compris » par le public mais dont l’objectif initial était de redonner toute sa puissance culturelle et symbolique au rap français.
« J’voulais ramener la culture. Moi j’voulais qu’elle vous touche comme nous elle nous a touché. Comme nous elle nous a matrixé. », OUTRO.
Plus que le succès statistique ou la gloire narcissique, on ressent chez La Fève une volonté sincère de transmettre au public ce que le rap lui a apporté. À l’image de sa prise de parole en Outro, il a conçu ce nouveau projet comme le manifeste ésotérique de sa carrière et de sa vision d’artiste. Celle d’un éternel « chasseurs de rêves », d’un « putain d’espion », d’un garçon intimement passionné par la musique. Une musique qui l’a propulsé du Val de Marne à Atlanta.
Et c’est cette dimension symbolique si forte, associée bien sur à une performance musicale irréprochable, qui fait de « 24 » une pièce d’ores et déjà cardinale de l’histoire du rap français. Certains pourront le trouver moins fort en terme d’innovation musicale pure qu’avait pu l’être ERRR. Mais il demeure la consécration d’une vision, celle de l’artiste le plus doué de sa génération, et peut-être à terme, du visage de la Trap dans son pays.