Quelques mois après la percée de l’espagnole sur les plateformes de streaming, retour sur l’ascension d’une artiste unique et sur ce que sa trajectoire nous dit du rap en 2023.
Avril 2023, la scène rap ibérique est saisie par une tornade aux traits angéliques et aux airs nonchalants. Cette tornade porte un nom, celui de Belize Kazi aka Bb trickz, artiste barcelonaise de 23 ans qui en l’espace d’à peine quelques mois est passé du statut d’intrigue de l’underground à celui de nouveau phénomène musical dont l’aura a très vite largement dépassé les frontières catalanes.
Tout démarre l’hiver dernier sur TikTok où la jeune espagnole partage une série de mini-releases qui ne tardent pas à être repartagés partout à travers le pays. Elle est alors très vite repérée par les équipes de Virgin Music Spain, succursale d’Universal, qui décident de la signer et de l’accompagner dans la sortie de son premier EP Trickstar, sorti le 24 avril. Un projet de 6 titres porté par le très efficace Missionsuicida, titre construit sur un sample du générique de la série policière américaine Law & Order et qui dépasse le million de vue sur Youtube en quelques semaines. Une vraie prouesse pour une artiste qui n’avait alors qu’une seule autre sortie officielle à son actif : le tout aussi intriguant single Bambi.
Au-delà de la proposition musicale unique mis en avant par l’artiste catalane sur laquelle on reviendra à la fin de ce texte, il y a quelque chose de fascinant à observer dans sa trajectoire d’ascension. Parce qu’à travers son cas particulier, c’est de nombreux mécanismes et logiques de la scène rap contemporaine qui semblent se révéler, dans ce qu’ils ont de plus bénéfiques parfois mais aussi de plus malsains et toxiques.
Ce que l’ascension de Bb trickz nous dit du rap en 2023
Le début de carrière de Beliza Kazi nous invite d’abord à prendre du recul sur les clichés qui sont si présents autour de l’industrie musicale. Ces prises de positions manichéennes qui nous obligent à choisir entre noir et blanc. Oui, Bb trickz est un exemple de la prise d’influence des réseaux et d’une plateforme comme TikTok dans le processus d’explosion d’un.e artiste au grand public. Mais pour autant sa signature très rapide en maison de disque et la place qu’occupe le marketing dans son explosion nous laisse penser que certaines pratiques et institutions ont encore de beaux jours devant elles.
Sa success story quasi-instantanée donne aussi beaucoup de poids au mythe méritocratique de l’artiste « self-made ». L’idée qu’à l’ère du streaming et des réseaux sociaux, le succès serait à portée de main de n’importe quelle personne dotée de talent et de volonté. Pourtant si c’est vrai avec le cas de la barcelonaise, gare à ce discours qui fait abstraction des milliers d’artistes remplis de créativité dont le travail se perd dans l’immensité du catalogue des plateformes et qui doivent se contenter des très maigres revenus que leur accordent ces-dernières. Ici ce n’est donc pas tellement ce que nous dit l’ascension de Bb trickz qui est intéressant, mais au contraire ce qu’elle ne nous dit pas.
Et sur une note encore moins positive, l’aspect viral de sa trajectoire nous laisse surtout inquiet sur l’état de la scène rap actuelle. En particulier de l’attitude d’une grande partie du public envers les artistes émergents, notamment lorsque celles-ci sont des femmes. Car très rapidement, la jeune espagnole a dû faire face à une vague de critique et de hate online d’une violence aussi intense et immédiate que l’a été son succès. La plupart venant de mecs non-créatifs sur twitter et reprenant les classiques du genre : copié-collé d’Ice Spice, « industry plant » ou encore misogynie classique à l’encontre d’une artiste qui joue très consciemment avec les codes de la culture rap. Loin cependant d’inquiéter Beliza qui répond avec assurance dans son hit Missionsuicida et sa punchline de refrain :
« Je suis la plus méchante d’Espagne, j’arrive à la discothèque, je saute la file d’attente, me chercher des noises est une mission suicidaire ».
Quand la musique voyage et se transforme : le cas de la Sample Drill
La meilleure réponse face aux critiques reste de l’ordre de l’artistique car lorsqu’on s’intéresse à la musique de Bb trickz en gardant un esprit ouvert, on est frappé par un mélange de surprise et d’admiration. Si certains pourront se perdre dans la D.A. très Y2K et tout le pack marketing brandé Gen-Z qui entoure sa musique, celle-ci mérite que l’on dépasse cette première impression. Parce qu’avec ce premier projet Trickstar, Beliza Kazi prouve en quelques titres seulement sa capacité à rapper sur des prods complexes. Le tout en conservant une identité artistique assez unique et dans une nonchalance qui se révèle très charismatique. Surtout, elle réussit son pari de surfer sur une trend musicale déjà existante tout en y apportant une vraie valeur ajoutée personnelle.
Cette trend, c’est celle de la Sample Drill, dérivé expérimental de la Drill, également originaire de l’état de New York et popularisée par des artistes comme Cash Cobain, Shawny Binladen ou encore le collectif de producteurs Surf Gang. L’ADN du genre se veut aussi simple qu’efficace, il s’agit de détourner des instrus Drill par le pitch dans les aigus, l’utilisation de samples à outrance, l’accélération des drums pour tendre vers des rythmiques Jersey ou plus généralement n’importe quelle technique de M.A.O. qui pourrait venir décomplexer un genre devenu très sérieux et trop peu innovant.
Et on ressent en effet carrément cette influence new-yorkaise dans la musique de Bb trickz avec l’omniprésence du sampling dans ses sons, son flow offbeat (à contre-temps) à la limite de l’ASMR mais aussi dans les basses ultra saturées des prods sur lesquelles elles posent. C’est tellement bien réalisé qu’on parvient à faire abstraction de la barrière de la langue pour se retrouver emporté dans un mix de mélodies catchys et de rythmiques bien dansantes. Elle décline d’ailleurs cette recette autant sur des ambiances égotrip qui appellent au turn-up que sur des morceaux beaucoup plus mélancoliques et introspectifs comme l’excellent Treachory.
En se distançant de l’obsession paranoïaque du copy-cat et du plagiat malveillant, on s’aperçoit qu’à travers sa musique, la jeune barcelonaise participe au final à la démocratisation et à l’incorporation dans la scène rap espagnole d’un style musical nouveau. Elle est le parfait exemple de la manière dont la musique et ses différentes esthétiques voyagent si facilement à notre époque, tout en se réinventant au contact des artistes qui les importent. D’ailleurs en France aussi, plusieurs artistes sont déjà venues se frotter à l’exercice de la Sample Drill dans des registres très variés à l’image du guadeloupéen Implaccable, de la strasbourgeoise Kay The Prodigy ou de l’ovni Jwles pour n’en citer que trois.
Une chose est sure, l’avenir de BB Trickz s’annonce radieux. Elle incarne le futur de la trap ibérique et a à ce titre déjà reçu les louanges de nombreux artistes de renom, à commencer par la reine Rosalia ou par notre drilleur national Gazo, qui l’a invité dans le clip de son dernier « Drill Fr 6 ». Elle a en plus eu l’occasion de prouver qu’elle n’était encore qu’aux prémices de sa créativité musicale. A en croire par exemple le clip de l’énigmatique morceau « Tu Nightmare », sorti cet été à l’occasion de son anniversaire et dans lequel elle vient rapper sur une instru Dembow aux airs post-apocalyptiques.
Sa musique et sa trajectoire mettent en lumière la grande richesse de la scène urbaine espagnole et sa capacité à faire émerger des artistes ultra innovants comme Morad, Bad Gyal, Beny Jr ou Albany. Mais surtout, elles disent énormément de choses sur la manière dont le rap se construit, se critique et se ressent en 2023. Pour le meilleur et pour le pire.