« Les maisons de disques sont des salopes, pour ça qu’elles font des avances, je ferai pas deux fois la même erreur », tout droit sorti de la bouche de Damso, la punchline résonne comme une provocation envers Booba. Tout compte fait, l’attaque dépeint une tendance du rap français, milieu, marqué par une émancipation des maisons de disques. Autrefois autoroute du succès, aujourd’hui considéré comme paria, comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
Les faiseurs de roi
Pendant longtemps, être signé en maison de disques était l’assurance ainsi que la traduction d’une réussite. Très bien montré dans la série Validé, la maison de disques permet bien souvent à l’artiste de développer au mieux son projet. Avec à la clé des beatmakers, des collaborations possibles et souvent le plus important, une avance financière et un réseau de distribution.
Dans un second temps, la maison de disques offre une visibilité sans précédent aux artistes, via les médias. Quoi de mieux pour un rappeur, que d’avoir un titre ou encore un planète rap sur Skyrock ? La radio, se revendiquant « premier sur le rap », était sûrement ce qui se faisait le mieux en termes de visibilité artistique. Toujours dans l’audiovisuel, la maison de disques pouvait permettre une visibilité télévisée. De piètre qualité, les interviews de rappeurs étaient bien souvent réalisées dans le cliché, néanmoins elles offraient une promotion suffisante aux artistes.
Cependant, depuis quelques années le rap français tend vers une émancipation. Comment expliquer ce changement de statut ?
Des artistes qui s’émancipent peu à peu
Tout d’abord, la partie financière est sûrement la plus importante. De fait, la rémunération des artistes via des majors (grandes maisons de disques, par exemple Universal) étaient peu avantageuses. Selon le contrat signé, le pourcentage perçu par l’artiste peut varier mais bien souvent le pourcentage de la maison de disque reste important.
Dans un second temps, la dimension artistique peut être abordée. En effet, l’industrie musicale reste une industrie culturelle et créative. Naturellement, elle subit le phénomène de rationalisation de la production, autrement dit lorsqu’un type de produit fonctionne, la production tend vers un produit similaire.
Transposé au rap, on peut dire que lorsqu’un style fonctionne, on le duplique. Pour illustrer ce phénomène on peut prendre le titre « Blanche » de Maes, qui s’apparente à une seconde « Madrina » ou encore les nombreux essais français sur de la drill. L’émancipation des maisons de disques, permet aux artistes d’avoir une direction artistique libre. L’artiste n’est pas forcément soumis aux impératifs de ventes, ou à des formats plus adaptés à la radio par exemple. De plus, l’artiste peut très bien décider du format de son projet, libre à lui de dévoiler une mixtape ou encore un EP de 4 titres.
Changement de paradigme
Le constat est clair, nombreux sont les artistes ayant et voulant s’émanciper des maisons de disques. La question réside dans le « comment ? ».
Premièrement, ce n’est une surprise pour personne, mais Internet a révolutionné les industries culturelles et créatives. De nouvelles perspectives sont apparues, comme sur le plan financier par exemple. Internet offre la possibilité de se passer de l’avance de la maison de disques, à l’aide d’un financement participatif sur des plateformes comme KissKissBankBank pour ne citer qu’elle. Cela permet donc aux rappeurs de sortir leur projet librement et avec une fanbase déjà solide, à l’instar de Georgio avec son premier album Bleu Noir.
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Deuxièmement, Internet et les réseaux sociaux, offrent la possibilité à n’importe quel rappeur de s’assurer une promotion, sans passer par la case télé ni la case radio. Les maîtres de l’art se nomment PNL. En développant une stratégie marketing et une stratégie de brand content, le duo du 91 a tout simplement révolutionné la façon de communiquer des rappeurs. À leur actif, aucune apparition télé, aucune apparition en radio (malgré un Planète Rap, où ils ont envoyé leurs amis, un singe et leur décor) et une très maigre interview, qui se transforme en portrait, pour The Fader. Le duo des Tarterêts, a prouvé qu’il était entièrement possible d’augmenter sa visibilité et sa notoriété, en se passant des médias traditionnels. De plus, ils n’hésitent pas à clamer leur indépendance, et ça à de nombreuses reprises.
Ensuite, il est impossible de ne pas parler du streaming. Ce nouveau mode de diffusion de contenu a bouleversé l’industrie musicale. Les règles ont changé, les artistes n’ont plus besoin de tout faire pour passer en radio ou même de produire des disques pour des petits projets. Le streaming, offre la possibilité à n’importe qui de diffuser un titre ou un projet. Le tout, pour une modique somme. De plus, le streaming s’affranchit de toute limite spatio-temporelle, que la diffusion radiophonique connaissait. Pour finir, une place dans une playlist ou dans le flux, proposé par la plateforme, assure une visibilité et des écoutes très intéressantes.
Vraiment indépendants ?
Si le terme « indépendant », est souvent clamé, en réalité les rappeurs ne le sont pas vraiment. Car malgré tous les efforts du monde, trouver un réseau de distribution pour un gros projet, reste néanmoins compliqué. C’est pour cela, que la majorité des rappeurs fondent leurs propres labels. Une fois signé dessus, le label peut devenir une licence d’une major, ou signer un contrat beaucoup plus avantageux concernant la rémunération de l’artiste. Par exemple, Booba possède son propre label avec Tallac Records. Ce même label est en contrat de distribution avec Capitol Music, qui n’est autre que le label musique urbaine d’Universal Music France. Ce maillage, permet donc à Booba de percevoir une rémunération beaucoup plus intéressante et de bénéficier du réseau de distribution d’Universal Music France soit l’un des majors les plus importants de l’industrie.
Le streaming ou la façon de consommer chamboulée
Nous avions évoqué la rationalisation de la production, poussée par la radio. Cependant, ce phénomène se retrouve aussi sur le streaming. Le streaming a changé le mode de diffusion de la musique, mais il a également changé le mode de consommation. L’auditeur consomme beaucoup plus et plus vite de la musique. En parallèle il est inondé par un flux de projets quotidiens. Le besoin de faire de la musique, qui se consomme rapidement, qui ne va pas se zapper, qui doit démarrer rapidement, se fait de plus en plus ressentir. Les projets se multiplient, tandis que la direction artistique et la qualité se perdent, au gré d’une compilation de 15 à 20 titres. Une écoute est comptabilisée au bout de 30 secondes sans swipe. Autant dire, qu’il est devenu nécessaire pour les artistes de s’accrocher au style de musique qui marche, afin de percevoir rémunération. Car oui, encore une fois la rémunération est présente, mais cela est indissociable du sujet, lorsqu’on connaît le faible pourcentage touché par les artistes… Le streaming offre une diffusion des titres plus facile, mais la rémunération ne l’est pas.
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Finalement, l’indépendance, reste un idéal pour les rappeurs. Malgré une indépendance financière, totalement méritée, l’artiste reste encore soumis aux enjeux des nouvelles plateformes de diffusion. Ces mêmes plateformes, censées offrir l’émancipation, se révèle comme les nouvelles maisons de disques. Logiquement, le désir d’émancipation se retranscrit. À l’image de Jay-Z, qui en rachetant Tidal, avait décidé de quitter les plateformes de streaming traditionnel. Le but, était de promouvoir une plateforme (lui appartenant il faut le rappeler) où la rémunération des artistes se voulait plus juste. Au-delà de l’échec de la plateforme, le cas Tidal pose une nouvelle question : quelle sera la prochaine émancipation des artistes ?