À l’occasion de la seconde édition des Flammes, Assa Traoré – figure emblématique de la lutte contre les violences policières et les injustices raciales – a honorablement été invitée à remettre le prix de l’engagement social. Une présence importante, permettant d’accorder
une envergure éloquente à cet évènement qui voit la frontière entre la culture et l’engagement social s’effacer peu à peu.
Propos recueillis par Sarah Chastan et Louis Martins.
Il est 16 h 30, Assa Traoré n’a pas encore déjeuné. L’agitation dans les couloirs de son hôtel traduit l’approche de la cérémonie du soir. Dans une robe d’un noir immaculé, la militante brille sous les rayons lumineux qui transpercent les grands vitrages. Sereine, elle esquisse un sourire. Sa présence au théâtre du Châtelet ce jeudi 25 avril est une page de plus écrite dans son “contre-manuel”. Celui qui lui permet de maintenir en vie la mémoire de son frère -Adama Traoré – mort injustement le 19 juillet 2016, aux mains de la gendarmerie française.
En 2024, le combat Vérité et Justice pour Adama, continue d’incarner un engagement né dans les quartiers populaires, mais promet de s’universaliser à travers le monde entier. Affaire de notre temps, cette lutte ne cesse de rassembler un grand nombre d’esprits alarmés par l’oppression que subissent certaines communautés. Parmi elles, impossible d’omettre certains artistes qui y figurent en première ligne.
D’un tableau à un 16 mesures, d’une mélodie à un cri, la culture dément ses aspects contemplatifs pour rétablir son image en tant que moteur de progrès social. À travers cette intersection entre culture et activisme, Assa Traoré ouvre la voie à une conversation riche et insondable.
Ce soir, vous remettrez un prix lors de la cérémonie des Flammes. Qu’est-ce que cela représente pour vous ? Comment percevez-vous cette invitation ?
C’est un honneur de pouvoir participer à la seconde cérémonie des Flammes et d’y remettre le prix de l’engagement social. Je suis ravie d’être présente pour souligner qu’être engagé ce n’est pas être un super-héros. Il ne faut pas avoir de pouvoir particulier pour combattre. L’engagement est accessible à tout le monde. Que les Flammes puissent porter ce message, à travers la culture, à travers des artistes, je trouve ça très bien. Cela donne une nouvelle portée à l’événement et un autre engouement à notre message.
Vous avez le soutien de nombreux artistes présents ou non ce soir, en quoi ce soutien était important dans le combat pour Adama ?
Ça fait huit ans que nous menons le combat Justice et Vérité pour Adama. Depuis autant d’années, le combat pour mon frère tient une place importante dans la culture, que ce soit dans la musique avec des rappeurs, ou bien à travers des arts visuels, la peinture ou même avec le cinéma via des acteurs. C’est important parce que ça permet à notre combat de se diffuser beaucoup plus largement.
Dès le décès de mon frère, les artistes ont répondu présent. Ils ont porté le combat avec force et noblesse. Six mois après la mort de mon petit frère, le 2 février 2017, Youssoupha organise un concert à la Cigale. La salle est à guichets fermés et tous les artistes (Mac Tyer, Kery James, Médine, Sofiane, Ärsenik, Dosseh, Youssoupha, Mokobé, Tito Prince, Saisai, Doum’s) vont donner de leur temps pour venir chanter, mais pas seulement. Ils étaient également présents pour porter un message. Par leur statut, ils construisent une parole afin d’envisager le futur et de livrer un message à la nouvelle génération. Souvent, je demande, de quoi nous souhaitons que notre coquille soit composée. Est-ce que l’on veut qu’elle soit vide ou pleine ? C’est-à-dire remplie d’histoires, d’engagements, de rencontres de ce que l’on pourra raconter. Ce concert constituait un message d’égalité et de justice. C’était important qu’ils le fassent et j’ai même envie de dire que cela va de soi. Cela fait partie de leur rôle et c’est tout à leur honneur. Le fait que des rappeurs s’engagent est essentiel parce que malheureusement, ceux qui se font tuer, ce sont ceux qui écoutent beaucoup ces artistes.
Lorsque vous étiez plus jeune, est-ce que vous avez une œuvre, un artiste en mémoire qui vous a marqué et inspiré ?
C’est précisément là que je vois l’intérêt et l’importance des Flammes. Pendant ma jeunesse, je n’ai pas d’œuvre artistique ou de supports qui traitaient le sujet des violences policières et représentaient mon environnement. Bien entendu, au fil du temps, j’ai des références qui se sont construites. Je pense qu’à travers un événement comme les Flammes, nous arrivons à rendre officielle une culture qui a été invisibilisée. La cérémonie permet la construction d’une culture plus accessible. C’est d’autant plus important qu’elle met en lumière l’héritage des artistes d’avant et d’ailleurs, en créant des liens avec les artistes contemporains.
“C’est la première fois dans l’histoire de France qu’on a le nom d’un homme noir, victime de violences policières, dont l’histoire est racontée à l’international.”
Est-ce qu’une œuvre représente le Combat pour la justice et la Vérité pour Adama ?
Si je dois citer une œuvre qui me semble importante dans le combat Vérité et Justice pour Adama et qui illustre l’engagement de toutes les personnes à nos côtés, je pense à Claire Tabouret. C’est une artiste-peintre française qui vit à Los Angeles et qui a réalisé mon portrait pour les Galeries Monet, l’un des plus grands musées d’Europe. L’œuvre, qui raconte l’histoire d’Adama Traoré et sera en couverture de Vogue, dépasse le simple tableau. Ce qui est fort et puissant, ce n’est pas juste le portrait d’Assa Traoré. Le fait que dans les Galeries de Monet, où l’art n’est pas accessible à tous, le nom et l’histoire d’Adama Traoré est affiché et raconté, c’est historique. C’est la première fois dans l’histoire de France qu’on a le nom d’un homme noir, victime de violences policières, dont l’histoire est racontée à l’international.
Vous avez également investi le monde de la mode, notamment avec la capsule Louboutin “Walk a mile in my shoes”. Pourquoi choisir d’occuper un espace culturel plus institutionnel ?
Je peux être fière de dire que le combat pour Adama a imposé la question du racisme et des violences policières à tous les niveaux. Le but n’est pas de rester dans l’entre-soi comme ils l’ont construit depuis des années, voire même depuis toujours. Alors, oui, la mode était l’un des domaines que je souhaitais investir pour porter mon message. La question des violences policières ne doit pas appartenir qu’aux quartiers populaires, qu’à une certaine classe. C’est une lutte qui nous concerne tous et nous devons prendre position. Je me souviens d’une campagne de Mohamed Ali habillé en Louis Vuitton qui portait sur la discrimination. Il avait déjà compris qu’il était essentiel d’imposer la question des discriminations au plus haut niveau. Nous continuerons de faire en sorte que peu importe la classe sociale, chacun continue de prendre ses responsabilités sur la question des violences policières.
L’instrumentalisation politique des questions identitaires peut parfois étouffer les voix des communautés concernées. En quoi pensez-vous que les mouvements culturels et artistiques peuvent offrir des espaces de résistance et d’expression authentique face à cette instrumentalisation ?
Il faut faire preuve de courage, s’engager et continuer de se battre. Ce qui fera corps et unité, ce n’est pas d’être les uns contre les autres, mais de dénoncer les inégalités. Si nous nous battons pour l’égalité, si nous nous battons pour la justice, nous ferons déjà un grand pas.
Lorsque l’on parle de crise identitaire, j’irai même plus loin. Comment aujourd’hui, on a appris à une jeunesse à ne pas aimer le pays dans lequel elle vit ? On a appris à cette jeunesse à ne pas s’approprier ce pays. Il faut leur dire qu’ils ont droit d’y participer, qu’ils ont droit d’y construire leur avenir et d’y être des acteurs premiers.
C’est important, car ce soir, nous parlons de l’art urbain, et celui-ci est écouté par cette jeunesse. Notre devoir est de donner espoir et rêve à cette jeunesse qui aujourd’hui est en perdition. Il faut que ces jeunes, à leur tour, puissent être courageux et dénoncer ces injustices et ces inégalités. Quand nous parlons de Wanys et de Nahel qui se sont fait tuer récemment, quel message on envoie ? Qui les soutient ? Et qui porte leur voix ?
C’est important que cela soit affirmé, beaucoup plus.
Comment la fusion de votre activisme avec la culture populaire peut-elle encore renforcer la sensibilisation et la mobilisation du grand public ? Quelles sont, selon toi, les opportunités que présente l’intégration de l’activisme dans la sphère culturelle, telle que symbolisée par ta participation aux Flammes ?
Décerner le prix de l’engagement social est un honneur. Je suis heureuse que les Flammes aient pu faire ce choix et contribuent à l’évolution de la société en affirmant une position claire. Bien évidemment, lorsque l’on choisit d’inviter Assa Traoré, on dénonce les inégalités, l’injustice et les violences policières. Nous portons le nom d’Adama Traoré et nous portons tous ces noms qui sont tombés et qu’on tue dans la plus grande indifférence.
Mais surtout, il faut rappeler que la France a du retard et qu’elle n’évolue pas en même temps que sa société et sa population. Nous évoquons beaucoup les Etats-Unis et, malgré toutes les atrocités qu’elle peut avoir sur son dos, elle accepte d’évoluer en même temps que sa population et de regarder la réalité en face – contrairement à la France. Aujourd’hui, je suis aux Flammes, il y a quatre ans, c’est le prix BET que je reçois aux Etats-Unis pour le combat que nous menons. Il faut encourager ces actions-là, ces événements là. Il faut encourager le fait de mettre en avant l’engagement social, et donner du courage en montrant que d’autres personnes sont engagées. Nous n’avons pas besoin d’avoir de super pouvoirs, d’être super forts. On peut tous être engagés à notre niveau. Il faut pouvoir brasser et donner des idées au plus grand nombre. J’encourage en tout cas vivement cette initiative et ce mouvement qui ne peut être que positif.
Harvard et Rio, qu’est-ce que cela vous a apporté d’exporter le combat pour Adama ? Le combat, prend t-il une dimension internationale ? Quel est le regard des gens sur l’affaire Adama et le traitement de celle-ci en France ?
Aujourd’hui le combat d’Adama est mondial. International. Tout le monde connaît son histoire. Quand mon frère va mourir en 2016, j’ai dit : “On a tué mon frère, mais on n’a pas tué son nom”. Je veux que le monde entier sache qu’en France, on a tué un homme noir et qu’on a tué mon petit frère.
Lorsque nous nous rendons au Brésil, à Rio de Janeiro ou dans tous ces autres pays et que nous parlons du combat d’Adama, qu’on me dit “c’est la soeur d’Adama Traoré”, qu’il existe cette fresque sur Union Square ou sur la 5e Avenue avec le nom en grand d’Adama Traoré, je dis : “Waw, le combat a dépassé les frontières, mais ce n’est pas un combat que pour Adama. Le monde entier sait maintenant qu’en France, on tue les hommes noirs, arabes et que l’impunité policière dans les quartiers est étouffée et qu’on se battra”. C’est ça la réalité. La lumière quand elle vient d’ailleurs, nous la prenons et nous continuerons de la prendre.
À l’international, le combat pour Adama Traoré est vu comme une force, comme quelque chose de puissant. Les gens se disent : ”En France on tue”. Quand on tire le rideau et que l’on voit qu’il n’y a plus la Fashion Week, les Champs Élysées, la Tour Eiffel, on se dit : “Des personnes se font tuer en France, qu’est ce qu’il se passe en France ?”. Si nous avançons dans le combat, c’est pour avoir la vérité et la justice pour mon frère. Mais au fil des rencontres, on se dit que ce combat doit continuer pour tous les Adama Traoré. Notre engagement va changer les mentalités, changer une société, et il faut que le monde entier en soit témoin.
Bien évidemment, le combat local reste notre puissance et notre force. Huit ans après, nous sommes là et nous continuons d’avancer avec notre environnement quotidien. Car la vraie force, celles et ceux qui sont là dans les bons comme les mauvais moments, ce sont les habitants de chez nous, les voisins, les frères, les sœurs, la famille. Le but désormais c’est d’exporter notre voix à l’international pour pouvoir sauver la France.
Depuis que vous avez commencé ton combat en 2016, avez-vous observé une évolution positive dans celui-ci ?
Bien sûr, pour moi, nous avons déjà gagné le combat car nous avons imposé la question des violences policières. Avant, nous n’avions pas le droit d’en parler. Nous avons imposé la question des inégalités, des discriminations donc c’est une première victoire. En contrepartie, nous sommes face à ce que l’on peut observer dans tous les grands mouvements en France et ailleurs. Dès que la population se lève et revendique une liberté, nous faisons face à une violence très forte. On utilise la violence pour répondre à cette jeunesse qui, en face, veut simplement l’égalité, la justice, et vivre en liberté.
Ça signifie que nous sommes à un tournant puissant de l’histoire des violences policières et du racisme en France. Il faut continuer de prendre le virage avec force et intelligence.
Pour tous ces jeunes qui sont encore confrontés à ces violences, qui perdent espoir face à un changement, avez-vous un message à faire leur faire passer ?
C’est la France qui a la chance de les avoir. Ce n’est pas le contraire, ni ce que nous entendons. Beaucoup disent souvent : “Ils ont la chance d’être là, ils ont de la chance de nous avoir”. Pourtant, cette jeunesse brille, alors qu’on lui a appris pendant des années à ne pas aimer le pays dans lequel elle vit. En France, on apprend aux jeunes à ne pas aimer ce qu’ils sont.
À présent, ils doivent croire en eux, car ils sont l’espoir de demain, ils vont construire le monde de demain. Nous avons une jeunesse qui est puissante, qui n’a pas peur, qui y va et qui dit les choses. La chance ! Vraiment la chance de les avoir.