À peine commencé, les oreilles sont agressées comme jamais dans une introduction d’album qui donne le ton et expose le thème d’une aventure expérimentale sans-précédent. Le 18 juin 2013, Kanye change de registre au sens propre, mais d’une manière dure qui créera un mythe dont les mortels parlent encore aujourd’hui. Oubliez les ours, les tableaux de Condo, et mettez vos cagoules. Kanye West devient Yeezus.
Quand la musique commence avec ces paroles devenues cultes : « Yeezy season approachin’ / Fuck whatever y’all been hearin' », le processus initial commence… avec une lampe. Car malgré l’aspect urgent et viscéral de Yeezus, qui sera son sixième album studio, Kanye West commence à voir plus grand. Tout ce qui a pour intérêt l’art semble l’intéresser. Il explore dans la mode, la technologie, la musique, l’architecture… Cette fascination pour la fameuse lampe de Le Corbusier aura été la muse du rappeur, lui qui aura commencé les premiers morceaux dans la ville lumière.
« Cette lampe de Le Corbusier a été ma plus grande inspiration. Je vivais à Paris dans ce loft et j’enregistrais dans mon salon, qui avait la pire acoustique possible, mais les chansons devaient aussi être très simples, car si vous montez un son compliqué et un morceau avec trop de basses, ça ne va pas marcher dans cet espace. C’était plus tôt cette année. J’allais dans les musées et le Louvre avait une exposition de meubles. Je l’ai visitée au moins cinq fois, même à titre privé. » disait-il au New York Times avec la sortie de l’album. Elle est mythique, néanmoins simple, brute et minimaliste. Tout ce dont elle est vouée à faire, sort d’une manière des plus singulières. Ça ne vous fait penser à rien ?
Étonnant pour celui qui avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy, voyageait dans tout ce qu’il pouvait imaginer de possible en terme d’exploitation sonore. Étonnant pour celui qui a passé sa carrière à contempler la dimension luxueuse et riche de sa propre musique, tout en cassant les codes installés du hip-hop, et en ouvrant les portes d’un genre désormais large de toutes les classes sociales, et de tous les arts. C’est presque un comble, mais Kanye West aka Yeezus vient faire du Yeezus et ça, personne ne pouvait s’y attendre.
Mettre de côté l’esprit de l’album précédent au profit de ce sixième projet semble constituer une régression sur le papier. Pourtant, il n’a jamais été aussi libre et relâché. Car M. West aura aussi été l’un des personnages les plus provocateurs de l’époque, dans une controverse quasi constante lui attirant les foudres de tout le monde, parfois même de ses plus grands fans. Son amour pour lui-même le dépasse. Tout simplement, l’égo le dépasse. Et c’est ce dont il profite sur fond d’électro cinglante, d’acid house et de grind industriel. Maintenant, c’est un architecte, alors les plans sont précis, mais il n’en a juste rien à faire.
Dieu, sexe, violence, et Dieu
En 1986, Dieu se déguisait en Michael Jordan selon Larry Bird, pour l’une des performances les plus légendaires des Play-offs en NBA. En 1966, John Lennon se proclamait « plus populaire que Jésus », une déclaration choc pour le chanteur des Beatles qui s’était expliqué et avait posé un contexte à son propos, estimant que « ce que les gens appellent Dieu, est quelque chose en nous tous ». Pourtant Kanye n’est pas de cette école. Et si ce n’est son égoïsme personnifié qui présente Dieu comme étant le seul featuring officiel de l’album sur le morceau « I Am a God ». Cette ligne trouve ses racines dans le Psaume 82:6 : « I have said, Ye are gods; and all of you are children of the most High. » Il suffit de regarder la tracklist sur son iPhone pour le comprendre. Ce morceau pourrait résumer à lui seul le raisonnement de Yeezus, dans sa psychopathie incessante qui n’a de pacifique que le nom. Il y rappe violemment à propos de croissants parisiens, mais aussi de plans à trois, de loyauté et de respect avec l’urgence de quelqu’un étant menacé de mort.
Bien qu’il ne soit pas l’incarnation absolue de Dieu, Kanye a toujours réussi à créer une sorte de fascination presque religieuse autour de lui. Si Twisted Fantasy ait été unanimement salué et soit devenu disque de platine, il reste néanmoins l’un des albums les moins bien vendus de Kanye à ce jour. Mais même s’il n’a pas fait un tabac, la complexité et la durabilité de Twisted Fantasy ont fait naître le culte de Kanye à un niveau extrême. Tout le long de sa carrière, et encore plus aujourd’hui, il a eu des prises de position de plus en plus assumées, sinon médiatisées à foison. Mais il s’en fout, en témoignent ses dernières frasques sur Instagram. Yeezus est le summum de son expression.
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C’est tellement percutant, que les auditeurs le perçoivent de manière directe avec « On Sight« . Jamais une introduction de M. West n’aura été aussi colérique, lui qui faisait dans la légèreté, la grâce et la magnificence sur « Good Morning« , « Say You Will« , ou « Twisted Fantasy » par exemple. Il expliquait d’ailleurs à Zane Lowe : « À l’origine, « Blood on the Leaves » devait être le premier morceau, ce qui psychologiquement, je le sais, aurait fait changer d’avis certains détracteurs de Yeezus sur l’album. Mais ce n’était pas le moment de le faire… Je voulais adopter une approche plus agressive. » La volonté est réalisée dans une ambiance sexuelle tendue et remplie de gros mots, néanmoins sans faire rougir « I’m in It« , qui serait un morceau très suspect si l’artiste n’était pas en réalité le nounours que l’on connait tous. Il y a peu de morceaux qui pourraient faire passer le premier album d’Eminem pour une BO de dessin-animé. Celui-là peut. Il sonne comme une impulsion sexuelle goûteuse : « Eatin’ Asian pussy, all I need was sweet and sour sauce« , et jasante de force revendicatrice : « Put my fist in her like a civil rights sign« .
À vrai dire, seul Justin Vernon semble être là pour maitriser la situation. C’est à ces moments précis de folie que la voix compte. Celle du chanteur donne une saveur mielleuse au cocktail molotov pris dans nos oreilles. On le retrouve sur « I Am a God » et « I’m in It » donc, mais également sur « Hold My Liquor », le middle climax de l’album, en compagnie du jeune Chief Keef. Sur ce titre, Ye est rongé par des démons autres que le sexe opposé (ce qui est étonnant à ce stade) comme l’alcool, mais est retenu par le chanteur de Bon Iver, en bataille avec le jeune drilleur chicagoan. Mike Dean, véritable homme de l’ombre et pourtant chef d’orchestre de l’album, signe une de ses meilleures performances à la guitare et au synthé. Un « Devil in a New Dress » du monde à l’envers. À l’époque de la sortie de Yeezus, Dean a expliqué la motivation derrière la nouvelle direction minimaliste prise par Kanye West, en déclarant à Vice : « Il voulait tout dépouiller et le rendre plus proche d’un album de groupe de rock. »
On dirait que toutes les autres parties, dont les samples, semblent être présentes pour maitriser le personnage principal, au sein d’un exercice qui le ronge de l’intérieur. Le triste et désespéré storytelling de « New Slaves » est une réponse à l’argument moderne qui prétend que les Noirs sont toujours des esclaves. Cette histoire sérieuse se termine sur une magnifique prestation de Frank Ocean, mêlée au sample de “Gyöngyhajú Lány” du groupe de rock hongrois Omega. Le racisme est de toute façon voué à passer un sale quart d’heure sur « Black Skinhead », car Kanye n’a jamais eu de limite dans la représentation. Et pendant que les interprétations se font et se défont, une chose est sure : la seule vraie couleur du disque vient de ce morceau.
Pourtant, le final vient s’ajouter comme une autre couleur. Cet intrus, sous le nom de « Bound 2 » s’oppose à tout l’esprit sonore de l’album, sans compromettre son identité. La direction industrielle de Yeezus, s’humanise dans ses derniers instants lors d’une balade résolument plus logique que les morceaux précédents. Mais arrivé au dixième et dernier morceau, qu’est-ce que la logique de toute façon ? « Bound 2 » a fini par être celui que le peuple écoute le plus, à tort ou à raison. Après tout, ce morceau est peut-être la seule musique de Yeezus. Les paroles sont fidèles au reste, mais ce n’est que le sample de « Bound » des Ponderosa Twins Plus One qui crée l’atmosphère chaleureuse du titre.
Straight from Shangri-La.
Nous sommes ici au studio le plus apaisant du monde, et pourtant. Cet espace de vie bâti en 1958 est une pièce d’histoire qui, acquise par le producteur Rob Fraboni durant les années 70, aura notamment vu passer Bob Dylan et Eric Clapton. Les studios d’enregistrement ont cette tendance à être sombres et sans fenêtres, mais Shangri-La est différent et Rick Rubin en avait une autre idée. Ce sanctuaire paradisiaque est situé sur une colline surplombant les vagues venues mourir sur la plage de Zuma, à Malibu. Car depuis 2011, le studio appartient à Rick Rubin, le producteur gravé dans la tête de Ye lors de l’élaboration de ce nouveau disque. C’est un sculpteur minimaliste qui, après la réception de la cinquantaine de morceaux faits par le rappeur, en aura retenu dix.
En dehors du nom célèbre de Shangri-La, c’est évidemment l’institution « Rick Rubin » qui intrigue les artistes à pénétrer dans son studio. Rick a créé un espace qui relie les artistes au monde naturel tout en réduisant le stress de notre société au rythme effréné. Mais pas de ralentir à Shangri-La, au moins pour Kanye. L’aide de Rick Rubin a fait de lui un architecte sonore et les jours passant, les chansons se sont transformées, devenant plus squelettiques et féroces.
L’artiste aurait pu se reposer sur ses lauriers de production, mais Kanye a préféré croire en cette acoustique nouvelle et s’est offert les services de jeunes talents comme Young Chop, Arca et Hudson Mohawke. Même Travis Scott, alors rookie et protégé de Dieu, a sa part de production sur quelques morceaux. Autrement, ce sont les affirmés Daft Punk, qui viennent intégrer leur expérience unique de renverseurs de barrières sur le disque, plus que pour leur simple nom juteux. Ce n’est pas comme si le duo de français était dans une simple zone de confort, eux qui s’étaient affranchis d’un rock’n’roll auto-conçu pour quelque chose de plus Twisted Fantasy-esque avec Random Access Memories. Sur Yeezus, ils participent aux productions les plus criantes, sombres et sanglantes, en laissant de la place à Gesaffelstein, autre DJ français dont l’esthétique sonore de l’album n’a pas de secret.
Une esthétique discrète qui rend hommage à un disque bruyant
Les premières impressions font parfois la majorité du jugement. Concernant Yeezus, elle ne pourrait être plus vierge. Pourtant, impossible d’avoir ne serait-ce qu’un indice de ce que renferme ce simple CD rangé dans une boite fermée par un ruban adhésif rouge. Kanye West exprime l’essentiel en ne montrant que l’objet. Il n’y a pas de chose telle que l’interprétation dans un visuel énigmatique. Même si on ne sait vraiment qui a eu l’idée de la couverture, Virgil Abloh a été directeur créatif adjoint de la société de contenu créatif DONDA, aux côtés de Matthew Williams, qui en occupait le titre de directeur artistique et de consultant en musique.
West était déterminé à ce que l’accent soit mis sur la musique avant tout, d’où ce choix. En 2017, Abloh a expliqué comment l’image « représentait la mort d’un CD », lors d’une conférence à l’université de Columbia. D’une certaine manière, ils rendaient hommage à la fin d’une époque et tenaient « un cercueil ouvert pour un format de musique avec lequel nous avons été élevés et qui ne sera plus jamais vu. Cette couverture, lui et moi le disons souvent, mais nous nous sommes en quelque sorte surpassés« , a-t-il ajouté. « Nous n’étions pas censés arriver avec quelque chose d’aussi propre. Je ne sais pas ce qui s’est passé. On ne sait pas ce que c’était, mais on l’a regardé tous les deux à la fin et on s’est dit : Bon sang ! C’est comme si on avait fait une école de design. »
Avant écoute, on se demande à quelle blague on a affaire. Après écoute, tout se comprend. C’est cru, c’est brut. « Vous savez, avec cet album, on ne sortira pas de single pour la radio. On n’aura pas de grosse campagne NBA, rien de tout ça. Merde, on aura même pas de pochette ». La pochette est un produit, et comme Steve Jobs, Kanye ne le vend pas par ce qu’il est, mais par ce qu’il représente. Un minimaliste dans un corps de rappeur.
Tous ces choix plus incohérents les uns que les autres au premier regard, font la cohérence même de Yeezus. Chaque sample, chaque son, chaque cri est placé à la perfection dans un espace de quarante minutes. On en revient à l’architecture, celle de la musique. La seule humanité est déchirée par des textes dignes d’une atrocité meurtrière. Bien que minimaliste à souhait, ce disque est riche de ses sonorités foudroyantes mais surtout, de ce qu’il représente sur les ondes et les visuels d’aujourd’hui. À croire que les travaux les plus controversés sont les plus influents. Aleph de Gesaffelstein, sorti quelques mois après Yeezus, adopte une identité similaire, comme s’il s’agissait d’un deuxième épisode à ce dernier.
La création de Yeezus a forcé quelque chose de nouveau dans le rap. Sans le savoir en prenant ce virage irréversible, Kanye aura posé les bases de son septième album The Life of Pablo. Même si son atmosphère a divisé les critiques et les fans, Yeezus a débuté à la première place du Billboard 200 et a été certifié platine juste un an plus tard. Encore aujourd’hui, c’est une influence que l’on retrouve dans le minimalisme de Jesus is King et Donda. L’expérience pouvait ne constituer qu’une parenthèse dans la discographie de l’artiste, mais pas du tout. Inconsciemment ou pas, cet album était destiné à rester, tant le risque pris était naturel, néanmoins osé. Mais l’un peut aller avec l’autre, surtout pour quelqu’un comme Ye. Les vibrations de cet été 2013 résonnent toujours et à peine le choc vécu, la balade est déjà terminée.
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